La compagnie
Entre 2004 et 2007, un collectif d’artistes en tous genres (arts visuels, musique, danse) commence à expérimenter autour de créations polymorphes dans lesquelles la chorégraphie et les autres arts partagent une même importance. En 2007, le collectif se transforme et devient la Compagnie La Brèche – Aurélie Gandit. Comme une ouverture entre deux espaces, cette « brèche » porte le nom des hybridations protéiformes qui seront la marque de fabrique de la compagnie. Nourri•es de collaborations avec des personnes dont les activités et la réflexion gravitent dans le champ des arts visuels (critiques et historien•nes d’art, guides-conférencier•ères, enseignant•es-chercheur•ses), et désormais avec des praticien•nes de techniques de soin, ses artistes font naître depuis quinze ans des formes débordant du champ chorégraphique et ouvertes sur le dehors de la « boîte noire » que constitue la scène — avec les Visites dansées en premier exemple.
En 2022, la compagnie, pilotée par Aurélie Gandit et son administratrice de production Léa Pierre, prend le nom de Callicarpa pour entériner sa mue, s’ouvrant sur les horizons de l’écoféminisme, du soin et de l’implication sociale. Surnommé « arbre aux bonbons », le callicarpa est connu pour les baies mauves qu’il produit d’octobre à décembre, qui en font l’un des seuls arbustes colorés durant l’hiver. Image d’une résistance vivace dans une saison sans fleurs, cette mue fait écho aux desseins réaffirmés de la compagnie : proposer aux spectateur•ices un printemps des sens — d’un côté, en se reconnectant à la beauté, et de l’autre, en inventant un art qui prend soin de soi et du monde face aux secousses du présent.
Aurelie Gandit
Une autre fois au musée,
Aurélie Gandit, Étude pour le Cantiques des cantiques, 2021
Devant un petit tableau de Vincent Van Gogh,
Y’avait des étoiles, des cyprès, des reflets de lumière sur l’eau,
Et là paf !
Je rentre dans le tableau.
En 2007, après avoir travaillé au Frac Lorraine, Aurélie Gandit occupe un poste de guide-conférencière au Musée des Beaux-Arts de Nancy. C’est là, devant la Bataille de Nancy de Delacroix, qu’elle invente et s’autorise, pour la première fois, un accompagnement du discours par la danse. Des années plus tard, ces Visites dansées font l’objet de commandes à travers la France et l’Europe, et comptent plus de deux cents dates de représentations. Si la transition de la visite guidée à la Visite dansée s’est faite par intuition, c’est la même attitude qui détermine, dans le travail de la compagnie, le rapport à l’art : une approche qui passe d’abord par la sensation pour ensuite rejoindre, à travers la matière du corps, le fond des œuvres.
Lorsqu’Aurélie Gandit se met à danser, c’est comme si une pause venait déchirer le présent, comme une respiration dans la course du temps. L’espace du musée, dans lequel les spectateur•ices défilent devant les œuvres disposées les unes à la suite des autres, parfois désarmé•es devant les grandes richesses des collections, est en conflit avec l’économie contemporaine de l’attention. Aussi, lorsqu’elle vient à la rencontre du tableau, la danse lui invente une temporalité nouvelle, qui se décide dans la durée du geste et dans le rythme des enchaînements. Le moment est forcément éphémère, mais il impose à l’œuvre sa mesure propre et souveraine, à contre-courant.
L’art mis en mouvement
Le peintre doit savoir à présent ce qui se passe dans les tableaux et pourquoi.
Kasimir Malévitch, 1915
Que voyons nous lorsque nous regardons une image ? D’ailleurs, qui regarde quoi ? Si nous, spectateur•ices, voyons dans les toiles des musées des beaux-arts tel témoignage d’un imaginaire passé ou telle expression d’une subjectivité esthétique, la peinture, elle, ne nous regarde-t-elle pas en retour, nous renvoyant à nous, aux individus que nous sommes, à l’endroit duquel nous l’inspectons ? L’espace qui sépare le•la regardeur•se de la toile est un milieu poreux et dense, coloré d’émotions intimes, de sensibilités personnelles, de circonstances, d’un contexte historique et social, et c’est dans ce bain qu’évoluent les Visites dansées et une partie des créations scéniques de la compagnie. Le mouvement s’envisage alors précisément comme un révélateur de cet échange à double sens : parce que les gestes rappellent chaque spectateur•ice à son propre corps et à sa subjectivité ; parce qu’ils invitent, dans le cheminement vers l’œuvre, à un détour qui active la réflexion — une manière de réveiller le regard.
Les Visites dansées misent sur un dénuement minimaliste qui joue à la fois des codes du format-conférence et efface l’individualité de l’interprète pour le•la dévouer entièrement à la transmission entre le public et l’œuvre. On retrouve ce dépouillement dans certaines des créations scéniques de la compagnie : tenue sombre, pas ou peu d’accessoires. Comme une manière de souligner que le corps est avant tout un vecteur de mouvement, qu’il dialogue mieux avec la plastique picturale ou sculpturale lorsqu’il prend le soin de ne pas se transformer lui-même en ornement. C’est en logeant ainsi dans le corps la pensée sur les œuvres que ces créations rendent possible une approche démocratique des beaux-arts. Il faut comprendre les liens de pensée qui unissent la compagnie à Daniel Arasse. Puisque chez le chercheur, l’intelligence de l’art se construit dans une rencontre libre, émancipée et éclairée de chacun avec les œuvres. Il s’agit d’amener à regarder les œuvres d’un œil à la fois érudit et neuf, c’est-à-dire débarrassé des oripeaux encombrants et des « maudites classifications qui aplatissent tout » pour renouer avec le contenu du tableau, à l’encontre du constat d’historien qui sert de titre à l’ouvrage : « on n’y voit rien ». Ainsi, dans la pièce Histoires de peintures, en reprenant les essais réunis dans l’ouvrage éponyme, Aurélie Gandit prête allégeance, tout en se l’appropriant, à l’herméneutique arassienne, avec des mouvements qui dialoguent, sans les mimer, avec les mots et les toiles.
Danser e(s)t parler
Dancing is talking. Talking is dancing.
Douglas Dunn, Nevada, 1973
Dancing is talking and not talking. Talking is dancing and not dancing.
Not dancing is not talking and not not talking. Not talking is not dancing and not not dancing.
Dancing is not dancing. Talking is not talking.
Not dancing is not not dancing. Not talking is not not talking.
Not dancing is not dancing. Not talking is not talking.
La danse d’Aurélie Gandit clame de toutes parts son pouvoir spécifique et sa potentialité propre (qui ne saurait donc se résumer à l’imitation d’autres formes) tout en épousant constamment d’autres horizons. Le réseau de réflexions chorégraphiques de la compagnie s’étend au-delà du musée, sur la scène, et saisit dans sa toile les beaux-arts, l’architecture et la littérature comme la variété française. Il s’agit toujours de chercher comment provoquer la pensée dans les interstices entre les médiums, d’appréhender ce qu’il se produit lorsqu’il y a friction entre, par exemple, la voix d’une conférencière et la plume d’un parolier pop.
Le rapport au texte constitue un autre des questionnements centraux de Callicarpa. Il s’agit, dans la recherche menée par la compagnie, d’expérimenter des moyens de faire cohabiter le mot et la danse. L’une des particularités du travail d’Aurélie Gandit consiste à travailler la communication du savoir théorique comme une forme, avec sa plastique propre. La voix « blanche » du•de la conférencier•ère traverse à ce titre des turbulences particulières d’œuvre en œuvre, de bégaiements en répétitions et alanguissements. Et là où il s’agit de trouver une spécificité de forme à ces modes de prise de parole, la même recherche s’applique à la danse. Ainsi, pris chacun pour tel, dans la souveraineté de la matière qu’ils offrent, le texte et le mouvement en viennent à chercher une articulation qui les dépasserait l’un comme l’autre dans la réflexion qu’elle produit. Cette dialectique résulte dans la création d’un espace de pensée tiers, ici secoué de perturbations et d’oppositions, et là densifié par des résonances. Sous les yeux des spectateurs•ices s’ouvre une strate où se meuvent dans un même mouvement la théorie et la plastique.
Dedans-dehors
L’artiste doit écouter et diriger son œil vers sa vie intérieure, et c’est la seule voie pour exprimer la mystique.
Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier, Wassily Kandinsky, 1910
La Visite dansée du musée Cluny autour de la Dame à la licorne porte le résumé condensé d’une reconnexion avec le corps comme chemin vers l’émancipation, avec le « seul désir » pour guide. Ce n’est pas un hasard si y est consacrée l’une des seules visites monographiques de la compagnie. La dame peut être perçue comme une allégorie du lien corps-esprit que travaillent les œuvres de la compagnie, et d’ailleurs, elle se traduit dans la Visite dansée par une série de gestes d’introspection que la danseuse nous invite à partager, comme pour actualiser en chacun, au présent, les états de conscience suggérés par ces tapisseries du XVIe siècle.
La pensée d’Aurélie Gandit s’exprime dans une joyeuse inclination vers tous les ésotérismes, vers les endroits où le sens est mis en question. La spiritualité irrigue les créations de la compagnie, puisée aussi bien dans les mystères de l’iconographie chrétienne que dans les disciplines dont l’artiste s’imprègne lors de voyages dédiés — Barathanatyam, Kalaripayatt, Yoga — ou dans la méthode Feldenkrais, alliée de travail sur plusieurs créations. De ces pratiques nées de part et d’autre du monde, Aurélie Gandit retire le substrat commun d’un rapport cultivé à soi et à son corps. Les pratiques de recueillement et de reconnexion à soi rejaillissent dans le mouvement dansé. Les danseur•euses sont nourri•es dans le travail par ces méthodes. Sur scène, iels écoutent le cours des choses, s’y glissent et laissent le cœur guider les gestes.